Papers, please

Le jeu vidéo a ceci de merveilleux qu’il place souvent le joueur dans des rôles tous plus enviables les uns que les autres : marine américain, cow-boy imperturbable, combattant hors-norme, footballeur professionnel, autant d’expériences épiques que nous offre notre média favori. Mais à côté de cela, on trouve des jeux comme Papers, please, bien moins glamour sur le papier mais dont la qualité n’en reste pas moins indéniable. Je ne me propose toutefois pas ici de vous offrir une critique exhaustive du jeu mais une petite analyse personnelle du propos et de la façon dont il le transmet au joueur. Dans la peau d’un douanier, préparez-vous à remettre en question votre humanité et considérer la morale comme un calcul reposant sur la survie. Mesdames et messieurs, bienvenue en Arstotzka !

 

Développeur / Éditeur : Lucas Pope
Date de sortie : 8 août 2013
Support : PC, Mac, PS Vita, iOS
Genre : Réflexion 


(Attention, ce texte contient de potentiels spoilers)

Vos papiers s’il vous plaît

Tout d’abord, laissez-moi vous expliquer le principe de ce petit jeu de réflexion indépendant développé par un seul homme : Lucas Pope. Dans la nation fictive d’Arstotzka, inspirée du modèle soviétique, du début des années 1980, vous incarnez un douanier envoyé dans un poste-frontière récemment ouvert. Vous devez examiner en détail les papiers des différentes personnes défilant devant votre bureau souhaitant entrer dans le pays et leur accepter ou refuser l’entrée. Il faut pour cela faire attention, par exemple, à la date de validité de leur passeport, l’existence effective de leur ville d’origine ou le poids excessif indiqué par la balance qui pourrait signifier que le fourbe transporte de la contrebande sous son paletot. Plus vous avancez dans le jeu et plus votre travail sera compliqué, la faute à la bureaucratie toujours plus lourde imposée par votre Etat. Pour ne rien arranger, les minutes défilent et vous devez tenter de traiter le plus de cas possibles en une journée pour espérer un salaire plus élevé tout en limitant les erreurs, synonymes d’amendes de plus en plus salées. Ce point a son importance du fait que vous devez subvenir aux besoins de votre famille que sont le chauffage et la nourriture. Vous devez gérer vos dépenses à chaque fin de journée et la mort de tous les membres de votre famille s’assimile évidemment à un game over. Voilà pour le mode d’emploi.

Glory to Arstotzka !

Dès le lancement du jeu et l’écran du menu, Papers, Please met en place son ambiance au travers de sa musique : la ‘’lourdeur’’ de l’instrumentation avec en fond deux notes très basses répétées à un rythme également bas, colle parfaitement au sentiment d’oppression qu’un Etat répressif comme celui dont il est question dans ce jeu peut exercer sur ses citoyens et ses fonctionnaires, en l’occurrence vous.

Capture
Votre place de travail et les documents que vous devez contrôler

Autre aspect esthétique important de l’œuvre de Mr. Pope : les graphismes. On se trouve ici devant un jeu extrêmement terne, composé de nuances de gris et n’offrant quasiment jamais de couleurs relativement vives. Cela traduit la morosité de la situation, entre les immigrants qui vous font face se trouvant souvent dans des situations peu enviables et vous-mêmes, dont les faits et gestes sont scrutés par les dignitaires du régime, et plus précisément du Ministère des admissions. Esthétiquement, le jeu n’est en rien impressionnant, mais ce n’est de tout façon pas le but ici. Le tout est assez pixellisé (sans tomber dans la mode du simili jeu rétro), comme vous pouvez le voir sur les images, mais cela aussi produit un effet intéressant, en particulier pour les visages des personnages. Le visage est en général la seule partie du corps que vous voyez chez votre interlocuteur. Je vais y revenir plus tard mais les personnes auxquelles vous avez à faire deviennent assez vite (selon la manière de jouer que vous décidez d’adopter) des sommes d’informations et non de véritables êtres humains. Ce qui vous intéresse en premier lieu chez elles, ce sont leur papier ; le visage, de par cette logique, devient juste un moyen de vérifier la photo sur le passeport et n’est plus un élément distinctif de personnalité. Ce choix de rendu pixellisé, outre la raison évidente des moyens que Lucas Pope avait à disposition, permet donc de déshumaniser beaucoup plus vite ces simples badauds dans l’esprit du joueur.

Les temps modernes

Mais venons-en au cœur du jeu. Vos journées seront régulièrement marquées par la confrontation avec des personnes qui feront surgir bien des dilemmes, notamment d’ordre moral. Que faire de ce couple dont la femme n’a pas les papiers, mais qui risquent d’être tués s’ils restent dans leur pays d’origine ? Que faire également de cette femme aux documents diplomatiques falsifiés, mais qu’un dignitaire vous a cordialement (comprenez menace de goulag et autres facéties) demandé de laisser entrer ? Et que faire enfin des demandes de ce groupuscule terroriste qui promet d’apporter paix et liberté en Arstotzka, mais qui vous expose ouvertement à la police du régime ? Contrairement aux choix proposés par certains jeux comme par exemple les récents Telltale, qui poussent le joueur à se positionner sur certaines valeurs morales, Lucas Pope adopte une approche plus froide. Derrière chaque choix moral proposé se cache le spectre de votre famille qui repose sur vous et votre travail pour survivre, ainsi que le pouvoir qui peut vous éliminer au moindre faux pas. Il n’est plus tant question ici de savoir si vous êtes quelqu’un de bien si vous laissez entrer cet homme qui veut venger sa petite fille violée et tuée par un ‘’Arstotzkien’’, mais bien de considérer votre situation économique, le nombre d’amendes que vous avez déjà reçues et les menaces des dignitaires qui s’en suivent. Dans le même ordre d’idée, le joueur se voit très souvent proposer des pots-de-vin, par exemple en échange d’un laisser-passer ou même en participant à l’arrestation de personnes dont la seule faute était l’expiration de leur passeport, ce qui aurait pu leur valoir un simple refoulement. Contestables, ces pratiques n’en demeurent pas moins une source de revenu bienvenue dans votre situation, mais qui peuvent également attirer l’œil de vos supérieurs ou voisins, adeptes de la délation.

Chaque fin de journée, vous devez gérer vos dépenses
Chaque fin de journée, vous devez gérer vos dépenses

Cependant, il n’est pas rare que vous ne fassiez même pas attention à ce que votre interlocuteur vous dit. En effet, le jeu a cela d’intéressant qu’il utilise son système pour vous conditionner à devenir le parfait petit fonctionnaire. La vitesse d’exécution nécessaire, la pression liée à l’amende en cas d’erreur et les informations et documents toujours plus nombreux à vérifier vous mèneront à parfaitement organiser votre place de travail virtuelle et à adopter, inconsciemment, une technique de travail de plus en plus automatisée. Et c’est là, je trouve, que réside le vrai génie du petit jeu de Mr. Pope. Vous vous conformez involontairement à ce que Papers, please, ou allégoriquement le système étatique, attend de vous, du fait des règles qui vous sont imposées (survie de la famille, amendes, etc…). Cette constatation ne pourrait toutefois se cantonner au simple fait qu’il s’agit ici d’un système représenté comme communiste. Les pays européens actuels pourraient tout aussi bien se prêter à l’exercice, notamment par rapport à la crise des migrants. Si l’action du jeu se déroulait donc de nos jours, dans notre partie du globe, le joueur pourrait également y être poussé à réfléchir comme beaucoup, et voir les immigrants comme de simples chiffres ou statistiques, ce que Papers, Please fait déjà à merveille.

Conclusion

Ce petit jeu indépendant est un exemple de l’utilisation des outils que le jeu vidéo a à sa disposition pour conditionner le joueur dans un certain état d’esprit afin de mieux servir son but ludique et son propos. De plus, contrairement aux jeux (dont je ne remets aucunement en cause la qualité) qui séduisent le joueur en le convaincant qu’il est seul maître de son destin, que l’aventure s’adapte à ses actions et qu’il n’existe pas de bons ou mauvais choix, Papers, please laisse le joueur libre de ses décisions, mais lui rappelle sans cesse qu’il reste prisonnier du jeu, qui seul décidera de son sort.

Il convient cependant de nuancer mes dires. Après la première partie et mon premier game over, j’ai en effet commencé à beaucoup plus réfléchir sur les conséquences possibles de mes actes, qui restaient tout de même fortement liés à la situation financière de mon personnage et celle de sa famille. Mais c’est surtout lors des premiers essais que cette ‘’soumission’’ au jeu et au régime se fait ressentir. J’ai également pu lire çà et là sur internet que des gens y ayant joué n’avaient pas du tout saisi d’enjeu dans ce qui leur était montré. Je pense qu’il faut simplement être sensible au sujet et propos du jeu pour en saisir la profondeur. Je ne peux cependant que vous conseiller de vous y essayer. Oubliez vos rêves de glorieux sauveurs de l’humanité et endossez le rôle de fonctionnaire communiste ! C’est vrai que dit comme ça, c’est peu attirant, mais l’habit ne fait pas le moine. Ses papiers en revanche…

Les pours et les contres

+ 20 fins différentes, la rejouabilité est incontestable On s’emmêle facilement les pinceaux
+ Système simple mais profond Les raccourcis claviers à débloquer…
+ Le prix (un peu plus de 10 CHF sur Steam)
+ Le côté gestion des dépenses, sans lequel le jeu ne serait pas pareil
+ Aussi en français !

 fcbat

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