Press Reset : les coulisses de production de nos jeux vidéo

Le secteur du jeu vidéo vit actuellement un des booms économiques les plus impressionnants de l’histoire de l’art et du divertissement. Il y a trente ans, le jeu vidéo était pratiqué par une petite communauté de passionnés. Aujourd’hui, il est devenu une des principales pratiques culturelles des pays occidentaux. Dans son nouveau livre Press Reset (qui suit l’excellent Blood, Sweat, and Pixels), le journaliste prestigieux Jason Schreier nous raconte les coulisses de développement de certains jeux vidéo américains à succès, mais aussi abandonnés ou ratés. Derrière chaque histoire, c’est le récit d’une immense précarité des développeurs, et de patrons visionnaires ou inconscients qui mettent les conditions de travail de leurs employés au second plan.

La culture du crunch

Dans le secteur du jeu vidéo, Jason Schreier est très certainement le journaliste le plus imposant et influent. Anciennement à Kotaku et dorénavant chez Bloomberg, il publie régulièrement des enquêtes aux conséquences significatives pour les studios concernés. Il publie par exemple en 2018 un papier choc sur la culture du crunch (charrette en français) du développement de Red Dead Redemeption 2, et plus récemment en 2020 une article sur le développement chaotique de Last of Us II. Dans ces deux cas de figure, l’histoire est plus ou moins la même : les développeurs mettent en danger leur santé et leur vie de famille pour boucler la production de leur jeu. Et derrière cela, les directions prennent très timidement la peine d’écouter les problèmes de leurs employés. La culture du crunch correspond au dangereux principe qu’on attend de la part de l’intégralité de l’équipe de développement de ne pas compter ses heures de travail et de donner toute son énergie mentale et physique pour terminer un projet. Elle est ainsi systémique dans le monde du jeu vidéo, dans le sens que quasiment l’intégralité des studios de jeux vidéo est concernée car elle correspond à la façon traditionnelle et établie de penser le développement d’un titre. Cette culture nocive est même instruite et mise en place dans les écoles de jeux vidéo elles-mêmes, où on demande aux élèves de travailler jours, nuits et week-ends afin de boucler leurs projets d’étude. Ces problèmes sont brillamment documentés dans les très récentes enquêtes de Valentin Cebo et Virgile Rasera chez Gamekult et d’Erwan Carrio et Marius Chapuis chez Libération.
Suite au grand bruit produit par les nombreuses enquêtes de Jason Schreier sur les conditions de production des jeux vidéo, mais aussi grâce aux demandes fermes des développeurs concernés, il semblerait que certaines améliorations se mettent peu à peu en place, comme en atteste cet article récent chez Rockstar (le développeur de Red Dead Redemption 2). Ces changements semblent malheureusement être encore timides car c’est toute une industrie qu’il faudrait réformer. Afin d’aller à la source de cette culture de production, Schreier a décidé de mener une grande enquête journalistique dans son nouveau livre Press Reset, publié aux éditions Grand Central Publishing (actuellement seulement en anglais).

Blood, Sweat and Pixels, le précédent livre de Jason Schreier

Les pressions d’en haut

Ce nouveau récit de Schreier est la suite spirituelle de son précédent livre Blood, Sweat and Pixels (Du sang, des larmes et des pixels), où l’auteur américain s’intéressait aux histoires de développement de mastodontes tels que Diablo 3 (Blizzard Entertainment) mais aussi de petits titres tels que Stardew Valley, crée en solo par Eric Barone.  Blood, Sweat and Pixels était divisé en chapitres parfaitement indépendants, qu’on pouvait ainsi lire dans un ordre aléatoire. Dans Press Reset, Schreier choisit de relier narrativement ses chapitres afin de montrer les multiples connexions entre les développeurs et les studios de développement. Le récit débute ainsi avec les aventures de Warren Spector, un très grand nom du jeu vidéo, qui a réalisé entre autres le jeu mythique Deus Ex. Spector est un amoureux de la création et de l’innovation artistique et tend à mettre la réussite économique de ses titres au second plan. Les ventes de ses titres tendent à couvrir tout juste les coups de développement. Malheureusement, dans une telle industrie lucrative qui demande des bénéfices trois ou quatre fois supérieurs aux coups de développement, Warren Spector peine à faire financer ses jeux. La plume de Schreier montre parfaitement les tensions entre la vision artistique d’une œuvre et les investisseurs qui ne donnent de l’importance qu’à la maximisation des chiffres de vente. Cette problématique revient à de nombreuses reprises dans le livre, avec par exemple le développement chaotique de Ultima Forever: Quest for Avatar par Mythic Entertainment, où les développeurs ont été forcés d’implémenter dans leur Tower Defense des mécanismes intrusives de free to play (comme par exemple choisir entre passer à la caisse ou attendre quelques heures pour construire un nouvel objet). Résultat, de nombreux studios de développement semblent ne pas avoir la main mise sur leur titre. Si les gros éditeurs ne voient pas d’avantage économique sur une certaines vision du game design, ces idées ne seront qu’à peine considérées. On entre ainsi dans une relation contre-productive où les éditeurs attendent des développeurs qu’ils créent un jeu que ces derniers ne veulent tout simplement pas réaliser.

Deus Ex (2000, Ion Storm)

Les nomades des temps modernes

Le livre de Schreier est avant tout une suite d’histoires d’échecs, où plus simplement la triste réalité que même après un succès l’échec n’attend que son heure pour apparaitre telle une carapace bleue dans une course de Mario Kart. C’est malheureusement l’histoire de grandes séries à succès tels que Dead Space (Visceral Games) ou Bioshock (Irrational Games). Pour Visceral Games, les suites Dead Space 2 et Dead Space 3 ainsi que Battlefield Hardline n’ont pas réussi à satisfaire les attentes commerciales des investisseurs. Ainsi, un beau jour, et sans prévenir quiconque à l’avance, des cadres d’Electronic Arts invitent la centaine d’employés dans une pièce pour leur annoncer qu’ils doivent quitter les lieux le plus vite possible. Pour de nombreux développeurs, ce licenciement abrupt n’en est malheureusement qu’un parmi tant d’autres. Et c’est la réalité décrite brillamment dans Press Reset : il est quasiment impossible pour un développeur de jeu vidéo de s’installer quelque part pour plus de deux ou trois ans. Presque chaque studio de développement risque de fermer du jour au lendemain sur un coup de tête des investisseurs, et c’est à chaque fois des dizaines de développeurs qui ne savent pas où aller et ne trouvent une nouvelle opportunité qu’à l’autre bout des États-Unis. Le développeur est ainsi le nomade des temps modernes, allant de studio en studio, et avec la triste conséquence de fragiliser sa santé et sa vie de famille. De plus, chaque nouvel emploi s’accompagne très souvent d’horaires impossibles et d’importantes pressions psychologiques.

Dead Space (2008, Visceral Games)

Des possibles potions de soin

Produire un jeu est une opération extrêmement compliquée et de nombreux créateurs à la tête des studios peinent à penser en amont la réalisation de leur titre. Le livre fourmille d’idées de créateurs mises en places pendant des mois par des petites mains et qui se voient subitement abandonner par les mêmes personnes qui les ont proposées. Pour ne pas rendre le propos trop sombre, Jason Schreier propose à la fin de son livre des solutions apportées par des développeurs avides de changer l’édifice. On notera par exemple l’idée de Steve Ellmore et Steve Allichini qui créèrent le studio Disbelief. Ce studio propose de la sous-traitance externe de développement. Ainsi, leur statut d’indépendance leur permet d’imposer aux grands studios leurs conditions, leur timing et leurs prix, et ainsi de ne pas avoir à subir les caprices des créateurs en interne.

Jason Schreier signe avec Press Reset un livre qui fera data dans le journalisme d’investigation du monde du jeu vidéo. C’est une œuvre importante pour chaque personne curieuse de connaitre la sombre réalité des coulisses des jeux que nous aimons tant. Les diverses histoires racontées au fil des 300 pages font état d’une industrie qui se porte économiquement à merveille mais qui malheureusement ne traite pas ses talents correctement. J’invite chaque amoureux du média à s’intéresser un minimum aux conditions de développement d’un jeu avant de l’acheter (si l’information est disponible). Loin de moi l’idée de d’inciter au boycott d’un titre (qui peut avoir des conséquences négatives sur les employés et non sur les investisseurs qui se portent très bien), je pense qu’il est utile d’être un consommateur averti et d’hésiter longuement avant de s’en prendre aux développeurs sur les divers forums ou réseaux sociaux, comme on le voit malheureusement bien trop souvent.

Will Pietrak

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