Jeux et société : un dialogue sans concession
Comme chaque année, les organisateurs ont construit leurs sélections et leurs cycles de conférence autour d’une thématique. Après s’être interrogés sur les questions visuelles en 2018, cette année les conférenciers ont proposé de penser le dialogue qu’entretiennent société et jeu vidéo. Quels messages les productions vidéoludiques portent sur la société ; comment cette dernière conditionne-t-elle cette industrie ? Je vous propose de faire un tour d’horizon non exhaustif de ces questions en faisant dialoguer certaines conférences avec des jeux présentés dans le cadre de ce festival.
Penser ce rapport conduit nécessairement sur le terrain de la politisation de l’art et le jeu vidéo n’y fait pas exception. Lors de sa conférence intitulée « comment impliquer les problèmes sociaux passés, présents et futurs », Steve Gaynor, fondateur de Fullbright et level designer sur Bioshock I et II, nous propose en premier lieu d’assumer que n’importe quelle production vidéoludique porte un discours sur le monde et que celui-ci est par essence politique. Fort dans son expérience chez 2K Games, il affirme qu’au lieu de vouloir à tout prix s’en écarter et le cacher, il est beaucoup plus constructif de l’assumer et de deal with it.
Selon lui, cette dimension politique se situe dans tous les aspects narratifs d’un jeu : de son histoire à son environnement, le joueur peut découvrir au travers tout un panel de technique de game design une vision d’auteur. En proposant d’incarner un groupe d’enfants orphelins dans Orphan Age dont les parents ont été arrêtés puis emprisonnés, les développeurs nous donnent à voir et, plus encore, nous font subir la répression policière. Une vision que Welcome to Huangshi nous propose d’incarner en étant soit même à la tête d’un État et pouvant emprisonner à souhait les voleurs de pommes et ses opposants politiques sous simple délation.
Construire son jeu sur des problématiques sociales et politique, la scène indépendante ne l’a peut-être jamais autant fait que ces dernières années : de Papers please ! à This War of Mine, les propos politiques sont devenus le cœur de certains gameplays. Ancien éditeur chez Valve, Léonard Mechiari s’y essaye en développant un simulateur de manifestation : RIOT : Civil Unrest. En tant que joueur, c’est à nous d’incarner soit des émeutiers soit les forces de l’ordre : combat asymétrique qui nous propose de nous replonger dans les grandes manifestations de la Grèce, de la place Tahrir en Égypte ou encore dans celles des Gilets jaunes qui arriveront prochainement.
Cet exemple illustre à quel point le dialogue, que le jeu a avec la société, se solidifie : les règles qui régissent la simulation sont les mêmes qui conditionnent des mouvements sociaux. Cet exemple pousse à repenser les frontières entre les sciences politiques ou sociales et le développement vidéoludique. Ainsi il est également nécessaire de progressivement considérer ce dernier à la fois comme outil de recherche, mais également comme vecteur d’un discours politique sur le monde.
Selon Jörg Friedruch et Sebastian Schulz, deux développeurs berlinois, ces questions donnent à l’industrie vidéoludique une responsabilité qu’ils ont décidé de traiter sur la question historique. Leur jeu en développement, Through the Darkest of Times, met le joueur dans la peau d’un membre d’un groupe de civils résistants lors du troisième Reich. La motivation qui les a poussés à aborder ce sujet vient d’un constat simple : aucun jeu n’a jusqu’à aujourd’hui intelligemment parlé de la Seconde Guerre. Alors que la plupart des joueurs américains pensent que la guerre débute lors du D-day ; que la question du fascisme des années trente a toujours été écartée ; enfin, qu’aucun développeur n’ose ne serait-ce que mentionner qu’il a existé des camps de concentration et d’extermination, il leur aura paru plus que nécessaire de réparer des années de paresse et désengagement.
Cette responsabilité, soulevé par ces deux développeurs allemands, se décline sur des problématiques plus actuelles à travers notamment la question de la représentativité dans les jeux, mais aussi dans l’industrie vidéoludique. Anita Sarkeesian nous pousse sur ce terrain en nous interrogeant, d’une part, sur le fait que cette industrie culturelle n’est présente que sur une part très restreinte de la planète ; d’autre part, en pointant du doigt la sous-représentation des femmes dans ce secteur. Elle nous amène à repenser les discours en fonction de ses moyens de production.
La question de la production nous amène à considérer le dialogue entre jeu et société sous un second volet qui réfléchit à comment la société influe et conditionne la production. Car si une production vidéoludique peut porter un discours sur des problèmes sociaux, ce secteur n’en est pas pour autant exempt. Les récentes actualités sur Telltale Games et Rockstar Games ont dévoilé au grand public à quel point ce milieu professionnel encore très jeune subit peut-être encore plus que certains autres, les lois cruelles du capitalisme. À cette réalité Kate Edwards a eu comme un cri du cœur : « Unionize! ». Il est temps pour les employé·e·s de ne plus se laisser faire et d’oser affronter le milieu patronal de cette industrie culturelle par la constitution de syndicats et d’associations de protection juridique.
Dead line, un jeu de société genevois en développement qui fait se marier numérique sur tablette et cartes, nous propose de nous plonger dans ce milieu de la production artistique en incarnant des designers. Chaque joueur a une semaine pour réaliser un mandat, attribué aléatoirement au début de chaque partie, et dispose d’un éventail de carte piège pour freiner ses collègues et ainsi « gagner ». Si le jeu est très amusant, derrière son aspect ludique, il soulève la dureté d’un monde professionnel où la solidarité entre collègues tend à disparaître et où la compétitivité est le maître mot.
Le dialogue entre jeu et société en est encore à ses balbutiements, mais ce que, d’une part, les productions récentes notamment de la scène indépendante et, d’autre part, les professionnels du milieu nous présentent est à un nouveau stade de maturation. Les développeurs de jeu vidéo prennent de plus en plus conscience de la puissance évocatrice de leur médium et, tout comme les constructivistes avec le cinéma et la photographie, insufflent cette vision d’auteur aux joueurs et à leurs collègues. Néanmoins, si la scène indépendante arrive à s’émanciper dans son discours et sa pratique, c’est aujourd’hui à tous les acteurs de cette industrie culturelle de prendre conscience de leur place dans la société.